Nasser al Aswadi, le visible et l’invisible

Pascal Amel

Le temps passe. Il y a les inévitables aléas du destin, l’existence est périlleuse pour qui se sait voué à la mort, l’espèce humaine progresse à pas si lents que l’on peut se demander si elle n’est pas condamnée à faire du surplace. Il y a les tragédies du monde. Le cauchemar de l’histoire. Le sempiternel massacre des innocents. Des hommes du ressentiment qui, au nom du Livre, en faussent la lettre et l’esprit pour mieux assoir leur domination, leur soif de vengeance et de pouvoir. Sous l’interprétation fallacieuse du Livre, sous l’étendard de sa loi abusivement – criminellement - réduite à quelques anathèmes, il y a la fascination de la mort. La haine de soi et de l’autre. L’homme est l’animal sinistre qui a une épouvante telle de la mort qu’il est toujours susceptible de commettre le pire, l’homme est la seule créature terrestre qui, faute d’adorer la vie qui lui a été donnée, va jusqu’à la maudire.
Pourtant, si Dieu – ou pour le moins, ce que les hommes appellent Dieu - a voulu que l’être humain connaisse sa finitude tout en ayant la faculté de ressentir un temps hors du temps, c’est que l’homme est véridiquement double : c’est qu’il appartient à la terre comme au ciel, aux ténèbres comme à la lumière, à la douleur qui nous diminue comme à la joie qui nous dilate, à la chronologie qui nous dévore comme au suspens de l’intemporel ; et que, par conséquent, hormis le fait que les dons octroyés par Dieu sont la preuve de l’incommensurabilité de son amour, si ce dernier nous a donné un corps, des sens, un esprit, une âme – et plus singulièrement, à lui, l’artiste qui a le don de l’observation aiguë et la chair vulnérable, l’esprit imaginatif et la perception sensible que le visible et l’invisible sont les deux faces réversibles d‘une même réalité - c’est pour s’en servir : en bénéficier et en faire bénéficier…
Nasser al Awadi peint comme s’écrit la haute poésie. L’esprit en quête de ce qu’il pressent, les yeux ouverts sur ce qui relie l’ici-bas et l’au-delà, la main patiente qui trace et qui structure, il capte, le plus souvent en noir et blanc, sur de larges toiles qui ont la dimension de la taille d’un homme, le graphe rythmique du trait et la scansion ondulatoire de la lumière que diffuse la lettre non plus prise dans sa signification littérale mais dans le flux de sensation et d’émotion extatique qui s’en dégage. Architecte de formation, axant sa composition selon l’idéal géométrique théorisé par Platon et les philosophes arabes – le cercle symbolise la plénitude puisque, sans commencement ni fin, il délimite le maximum de surface au sein d’un trait unique – le peintre privilégie les coupoles, les disques, les demi-sphères, les agrégats, les nuées. Les lettres ne sont pas disposées sur une ligne droite ou horizontale, mais plutôt transcrites selon leur densité dynamique ou bien superposées les unes sous les autres, ou encore entrelacées et labyrinthiques dans l'espace devenu imaginaire - abstrait. Au sein de vastes vues aériennes, qui s’inspirent des formes élémentaires ou de l’architecture sacrée, des trames saturées de signes vibratoires délivrés de leur gangue basculent frontalement vers le spectateur ; la pulsation stellaire et corpusculaire de l’œuvre s’y révèle ; le dévoilement du miroir de l’univers ne détruit pas la nature, elle le parfait. « J'utilise l'énergie des mots et de la lumière. L'écriture est au cœur de mon travail : elle échappe au registre de la terminologie pure pour entrer dans le champ du signe, du langage visuel » dit l’artiste.
On sait que la Médina de Sanaa, au Yémen, « l’Arabie heureuse » et ses célèbres maisons-tours en pisé est l’une des toutes premières du monde arabe. Lorsque j’ai rencontré Nasser, en juin 2012, à Sanaa, il m’a fait part de son vif intérêt concernant les milliers de manuscrits coraniques découverts par des ouvriers dans le faux plafond de sa grande mosquée, en 1972, lors de la restauration de celle-ci. Quelques-uns de ses manuscrits parfois très usagés sont aujourd’hui étudiés par des savants arabes et européens qui tentent d’en déchiffrer non pas le contenu – le texte coranique demeure ce qu’il est - mais les différents types d’écriture utilisées par les scribes de l’Arabie du VIIe siècle pour savoir s’il s’agit du plus ancien Coran connu – le « Coran originel » - antérieur à ceux que, jusqu’à présent, le monde islamique a répertorié et qui datent du début du VIIIe siècle. Si la diversité des caractères et des signes, les formes de notation et de ponctuation encore à déchiffrer fascinent l’artiste, c’est que la transcription de l’écriture recèle, en elle, son mystère et son message sous-jacent, c’est que la matérialité est l’autre face de l‘immatérialité, c’est que le visible délivre de l’invisible.
Quand, dernièrement, j’ai revu Nasser dans son atelier de Marseille, sur ses murs, trônaient quelques toiles. L’une d’elles montre une nuée dense de signes organiques devenue oasis ou îlot végétal, à moins qu’il ne s’agisse d’un vol d’oiseaux qui prolifère ou d’un nuage d’énergie cosmique ? D’une autre, gravite une sphère de cendre et de lumière que dévore une lave noire constellée de points orange solaire. Dans une troisième, l’amplitude d’un cercle à la circonférence de blancheur vibre sur le plan érigé d’une sombre pulsation de signes tactiles et optiques dont on ne sait s’ils apparaissent ou disparaissent. Sous une pluie fluide de traits d’encres chutant sur le fond immaculé de la toile, la quatrième représente une demi-sphère constituée de strates parallèles noires et blanches qui surplombe un pan de couleur verte symbolisant la vie. Nous avons longuement évoqué Rûmi et Attâr, les plus grands poètes du soufisme – la voie mystique de l’islam– dont les adeptes sont en quête éperdue du divin. Dieu est beauté et il aime la beauté. Nous avons aussi parlé des peintres lettrés du zen japonais qui, leur vie durant, à travers la représentation d’un rocher, d’un arbre ou d’un oiseau restituent dans un même geste l’éphémère et la plénitude de l’instant. Plus tard, outre Henri Michaux et Pierre Soulages, dont le traitement matiériste des signes en quête de vitalité, l’union de la main et de la pensée, du corps et de l’esprit, le sollicitent, il cite Anselm Kieffer, pour sa capacité à inclure l’Histoire contemporaine dans ses productions, et Miquel Barcelo, qui considère l’acte de peindre comme l’inscription première de l’humanité désireuse de donner forme à l’informe.
Car, de toute évidence, comme d’autres, il est illusoire d’imaginer qu’un artiste de la sensibilité de Nasser al Aswadi ne souffre pas de l’actualité brûlante. Se désolant de la guerre qui ravage depuis plusieurs années le Yémen et nombre de nations arabes, il est loin d’ignorer que, comme ce fut le cas dans les guerres de religion européennes du XVIe siècle et les religions séculières du XXe siècle que furent les totalitarismes, sous le prétexte mensonger de dogmes inféodés à leur haine de la vie, sous couvert d’une sacralité usurpée - quiconque tue au nom de Dieu ou d’un principe transcendant commet le pire des blasphèmes puisqu’il prend la place de ce dernier - la pulsion de mort fait rage, le terrorisme frappe à l’aveugle, le « choc des civilisations » prônée par les populistes de toute obédience fait de nouveau retour dans des discours de rejet de l’autre aussi caricaturaux que réducteurs.
Que faire ? Que peut faire un artiste avec les armes symboliques qui sont les siennes ? Pour sa part, Nasser al Aswadi a choisi de lutter - à sa manière - contre l’inhumain en produisant des œuvres à la fois engagées et humaines, critiques et poétiques.
Les faisant dériver des lettres du mot Hallal (licite) et Haram (illicite), sans que l’on puisse explicitement les reconnaître, l’artiste agence une pluralité de signes en bronze formant des sculptures spatiales. Chacune d’elles se constitue selon un axe primordial : vertical, horizontal, oblique, en forme d’œuf, etc. Chacune d’elles est à la fois un microcosme et un macrocosme. La concrétude des signes métalliques et les intervalles lumineux qui les séparent et les relient créent des structures de flux évoquant des cristallographies, des vagues de crêtes, des fleurs géométriques, des silhouettes-signes… L’entrelacs éploie le vide et le plein, dynamise les tensions au bénéfice d’une énergétique spatiale recelant en elle – virtuellement - les métamorphoses à venir.
Les sculptures utopiques de Nasser al Aswadi sont autant d’instantanés matériels et immatériels émergeant de la flèche infinie du temps – des « précipités » de l’on ne sait quelles croissances minérales, végétales ou morphologiques – lancées vers un futur a-temporel et cosmique.
Pendant un temps comme miraculeusement soustrait à la chronologie, elles surmontent la dualité qui habite tout un chacun au bénéfice de la pure et blanche lumière de l’être qu’exalte la plénitude de l’harmonie et du don.
Pendant un temps qui est plus intense et plus durable que nous-mêmes, elles unissent ce qui est habituellement séparé : la vie et la mort, l’ici-bas et l’au-delà, le visible et l’invisible.

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